Vingt
LE DOSSIER DES SORCIÈRES MAYFAIR
PARTIE VII
La disparition de Stuart Townsend
En 1929, Stuart Townsend, qui étudiait l’affaire Mayfair depuis des années, demanda au conseil du Talamasca à Londres de lui permettre de prendre contact avec la famille Mayfair.
Il avait le sentiment très fort que le message écrit par Stella au dos de la photo signifiait qu’elle désirait ce contact. De plus, il était convaincu que les trois derniers sorciers et sorcières Mayfair, Julien, Mary Beth et Stella, n’étaient ni des meurtriers ni des êtres malfaisants. Pour lui, prendre contact avec la famille ne présentait aucun danger et pourrait apporter des « choses merveilleuses ».
Avant de commencer ce récit, il n’est pas inutile de faire quelques précisions préliminaires.
Tout d’abord, le dossier que nous avions constitué sur les sorcières Mayfair indiquait que nous étions en présence d’une famille dotée de pouvoirs parapsychiques dont l’histoire était très précieuse pour nous. Nous avions prouvé sans doute possible que les Mayfair avaient des contacts avec le monde invisible et le pouvoir de manipuler des forces occultes pour servir leurs desseins. Mais nous ignorions encore bien des faits. Les persuader de bien vouloir nous parler et de partager nos secrets aurait été pour nous un grand pas en avant.
Stella n’était pas le personnage secret et réservé qu’avait été Mary Beth. Si nous pouvions la convaincre de notre discrétion et du désintéressement de notre travail, elle nous révélerait certainement les faits qui nous faisaient défaut. Cortland Mayfair nous parlerait peut-être aussi.
En deuxième lieu, il faut préciser que notre « vigilance », depuis des années, constituait certainement une violation de l’intimité des Mayfair. Selon Stuart, nous nous étions « immiscés » dans tous les aspects de leur vie. Nous avions étudié ces gens comme des spécimens et prétendions justifier nos actions en invoquant que nous étions disposés à mettre nos archives à la disposition des gens que nous étudiions.
En fait, nous ne l’avions jamais fait avec les Mayfair et le moment était peut-être venu.
Troisièmement, nous avions un lien unique avec cette famille puisque le sang de Petyr Van Abel, notre frère, coulait dans ses veines. Pourquoi ne pas prendre contact avec eux pour leur parler de cet ancêtre ?
Enfin, un tel contact ne pouvait-il pas avoir un effet bénéfique sur l’intrépide Stella si elle savait qu’il existait d’autres gens comme elle ? Ne serait-elle pas ravie de savoir que des gens étudiaient de telles personnes en vue de comprendre les arcanes du monde invisible ? En d’autres termes, ne serait-elle pas contente d’apprendre ce que nous savions sur le monde parapsychique dans son ensemble ?
Le conseil considéra tous les éléments apportés par Stuart, évalua l’étendue de ses connaissances sur les sorcières Mayfair et conclut que les bonnes raisons pour prendre contact l’emportaient sur les mauvaises. Il ignora toute notion de danger et autorisa Stuart à se rendre en Amérique.
Dans un état d’exaltation totale, Stuart partit pour New York le lendemain et, dès son arrivée, envoya deux lettres au Talamasca. De La Nouvelle-Orléans, il en envoya une troisième, sur du papier à entête de l’hôtel Saint Charles, dans laquelle il indiquait qu’il avait contacté Stella, qu’il l’avait trouvée très réceptive et qu’il déjeunait avec elle le lendemain.
On n’entendit plus jamais parler de Stuart Townsend. Tout ce que nous savons, c’est qu’un certain jour du mois de juin 1929 il disparut sans laisser de trace.
LA VIE DE STUART TOWNSEND
La vie de Stuart Townsend eut-elle un lien avec ce qui lui est arrivé ou avec les sorcières Mayfair ? Je ne saurais le dire.
Stuart attira l’attention de notre ordre lorsqu’il avait vingt-deux ans. Nos bureaux de Londres reçurent un jour d’un de leurs enquêteurs en Amérique une petite coupure de journal le concernant. L’article était intitulé : « Le garçon qui fut quelqu’un d’autre pendant dix ans ».
Stuart naquit dans une petite ville du Texas en 1895. Son père, médecin local, était un homme très cultivé et respecté. Sa mère venait d’une famille aisée et s’occupait des œuvres de charité convenant à une dame de son rang. Deux gouvernantes s’occupaient de leurs sept enfants, dont Stuart était l’aîné, et ils vivaient dans une grande maison victorienne blanche, dans la seule et unique rue huppée de la ville.
Stuart partit en pension en Nouvelle-Angleterre à l’âge de six ans. Dès le début, il fut un excellent élève et, lorsqu’il retournait chez lui l’été, il vivait de façon plutôt retirée, lisant dans sa chambre jusque tard dans la nuit. Il avait de nombreux amis, toutefois, choisis parmi les notables de la ville, des fils et des filles de hauts responsables, de juristes et de grands propriétaires terriens. Il semble que tout le monde l’aimait bien.
A l’âge de dix ans, Stuart fut pris d’une fièvre terrible qui ne correspondait à aucune maladie connue. Son père en conclut qu’elle était d’origine virale mais ne trouva aucune explication satisfaisante. Stuart passa ensuite deux jours à délirer.
Lorsqu’il fut guéri, il n’était plus Stuart. Il prétendait être une jeune femme s’appelant Antoinette Fielding, parlait anglais avec un accent français, jouait admirablement du piano, semblait très hésitant concernant son âge, où elle vivait, ce qu’elle faisait dans la maison de Stuart.
Avant sa maladie, Stuart parlait un peu le français mais n’avait jamais su jouer du piano. Lorsqu’il s’assit au piano du salon et se mit à jouer du Chopin, sa famille crut devenir folle.
Quant au fait qu’il croyait être une fille et se mettait à pleurer quand il se voyait dans une glace, c’était plus que sa mère ne pouvait supporter. Après une semaine environ de ce comportement hystérique et mélancolique, on réussit à persuader Stuart-Antoinette de ne plus réclamer de robes, d’accepter qu’il avait un corps de garçon, de bien vouloir croire qu’il était Stuart Townsend et de reprendre les activités qui devaient être les siennes.
Néanmoins, il était impensable qu’il retourne à l’école. Et Stuart-Antoinette, que la famille se mit à appeler Tony pour simplifier la situation, passa ses journées à jouer au piano et à écrire ses Mémoires dans un grand album pour tenter de percer le mystère de son identité.
Lorsque le docteur Townsend lut le journal de son fils, il s’aperçut que le français dans lequel il était écrit dépassait de loin le niveau que son fils de dix ans avait acquis avant les événements. Il se rendit compte par ailleurs que tous les souvenirs qui y figuraient concernaient le Paris des années 1840, comme l’indiquaient clairement les références qui y était faites à des opéras, à des pièces de théâtre et aux moyens de transport.
Il apparaissait de ce document qu’Antoinette Fielding était de père français et de mère anglaise, que ses parents n’étaient pas mariés et qu’Antoinette, fille choyée d’une prostituée de luxe, Louisa Fielding, avait mené une vie de recluse, sa mère voulant la protéger de la fange des rues. La grande consolation de la fillette était la musique.
Le docteur Townsend, captivé par cette lecture, rassura sa femme en lui disant qu’il découvrirait le fin mot de cette histoire et entreprit une enquête pour savoir si une certaine Antoinette Fielding avait bien vécu à Paris. Cette occupation lui prit cinq ans.
Pendant ce temps, « Antoinette » resta dans le corps de Stuart, jouant au piano d’une façon obsessionnelle et, quand elle se risquait dehors, se perdant toujours ou ayant des accrochages avec les « durs » de la ville. Finalement, elle resta à la maison et devint une sorte d’invalide hystérique, demandant qu’on lui laisse ses repas devant la porte et descendant jouer au piano la nuit.
Enfin, grâce à un détective privé de Paris, le docteur Townsend réussit à apprendre qu’une certaine Louisa Fielding avait été assassinée à Paris en 1865. Elle était bien une prostituée mais rien n’indiquait qu’elle ait eu un enfant. Le docteur Townsend était dans une impasse. Las de chercher à résoudre ce mystère, il finit par se faire à la situation du mieux qu’il pouvait : son jeune et ravissant garçon Stuart était parti pour toujours et remplacé par une invalide déjetée, au visage blanc rongé par des yeux fiévreux, à l’étrange voix asexuée et vivant en recluse derrière des volets clos. Le médecin et sa femme s’accoutumèrent aux concerts nocturnes mais pas à la dégradation psychique de leur enfant qui, petit à petit, perdait le souvenir de son passé. Néanmoins, ils échangeaient parfois quelques paroles agréables en français ou en anglais puis l’adolescente émaciée retournait à ses livres, comme si son père n’était plus là.
Cette situation dura jusqu’aux vingt ans de Stuart. Une nuit, il fit une chute dans l’escalier qui lui valut une grave commotion. Le médecin, à demi éveillé et attendant que l’inévitable musique monte du salon, découvrit son fils inconscient dans l’entrée et l’emmena d’urgence à l’hôpital. Stuart resta dans le coma pendant deux semaines.
Lorsqu’il se réveilla, il était à nouveau Stuart. Il n’avait plus aucun souvenir d’avoir été quelqu’un d’autre et croyait avoir toujours dix ans. Lorsqu’il entendit une voix masculine sortir de sa propre gorge, il fut horrifié. Et lorsqu’il découvrit son corps d’homme, le choc fut énorme.
Complètement amorphe, il restait assis sur son lit d’hôpital tandis qu’on lui racontait ce qui s’était passé pendant les dix dernières années. Bien entendu, il ne parlait plus un mot de français et ne pouvait plus jouer une seule note de piano. Tout le monde savait pourtant qu’il n’était doué ni pour les langues ni pour la musique !
De retour à la maison, il venait à table pour le dîner et passait son temps à fixer du regard ses frères et sœurs « gigantesques », son père aux cheveux gris et sa mère, qui ne pouvait le regarder sans fondre en larmes. Le téléphone et l’automobile, qui en étaient à leurs balbutiements quand il avait cessé d’être Stuart en 1905, le sidéraient. La lumière électrique lui faisait peur. Mais les pires de ses tourments étaient son corps d’adulte et le fait que son enfance et son adolescence lui avaient échappé.
C’est alors qu’il dut affronter les véritables problèmes. A vingt ans, il avait les émotions et l’instruction d’un enfant de dix ans. Il se mit à prendre du poids, son teint s’améliora et il faisait des balades à cheval avec ses anciens amis. On engagea un précepteur pour son enseignement scolaire, il lut avidement journaux et revues et fit de longues promenades au cours desquelles il s’entraînait à bouger et à réfléchir comme un adulte.
Mais il vivait dans une perpétuelle angoisse. Très attiré par les femmes, il ne savait que faire de cette attirance. Il était très susceptible. Sa virilité lui paraissait complètement déplacée. Finalement, il commença à se disputer avec tout le monde et, découvrant qu’il pouvait boire en toute impunité, il se mit à tâter de la bouteille dans les bars locaux.
Bientôt, toute la ville fut au courant de son histoire et les ragots allèrent bon train. Bien que le journal local, par égard pour son père, n’eût jamais relaté ces événements, ils parvinrent aux oreilles d’un journaliste de Dallas qui se permit d’écrire un long article qui parut en 1915 dans l’édition du dimanche d’un journal texan. D’autres journaux lui emboîtèrent le pas et c’est ainsi que nous fûmes mis au courant deux mois plus tard.
Toutes sortes de curieux abordèrent alors Stuart. Un écrivain local voulut écrire un roman sur lui et des correspondants de revues nationales sonnèrent à sa porte. La famille était en émoi et Stuart dut réintégrer sa chambre, où il passa son temps à broyer du noir : on lui avait volé dix ans de sa vie, il n’était plus qu’un inadapté sans espoir.
La famille reçut probablement un abondant courrier déplaisant. Néanmoins, un paquet du Talamasca arriva jusqu’à Stuart fin 1916. L’ordre lui envoyait deux livres célèbres sur des cas de possession semblables ainsi qu’une lettre l’informant que nous avions des connaissances approfondies sur le problème et que nous serions heureux d’en parler avec lui.
Stuart répondit immédiatement et c’est ainsi qu’à l’été 1917 il rencontra notre correspondant à Dallas. Louis Daly, et accepta avec gratitude de venir à Londres. Le docteur Townsend, très mitigé, finit par se laisser convaincre par Louis, et Stuart arriva chez nous le 1er septembre 1917.
Il fut admis comme novice l’année suivante et resta avec nous jusqu’à la fin.
Son premier projet, bien entendu, fut l’étude de son propre cas et des autres cas de possession que nous avions enregistrés. Sa conclusion, et celle des autres spécialistes du Talamasca, fut qu’il avait été possédé par l’esprit d’une femme décédé.
Il resta persuadé que l’esprit d’Antoinette Fielding aurait pu être chassé de son corps si l’on avait consulté une personne compétente, voire un prêtre catholique. Car si l’Église catholique considère de tels cas comme purement démoniaques – ce sur quoi nous ne sommes pas d’accord –, nul doute que ses techniques d’exorcisation sont efficaces.
Les cinq années suivantes, Stuart ne fit rien d’autre qu’étudier ces cas et interrogea des dizaines de victimes. Il en résulta un nombre de notes incalculable. Sa conclusion fut qu’il existe une grande variété d’entités capables de posséder des gens. Certaines sont des fantômes, d’autres n’ont jamais été des êtres humains et d’autres encore sont simplement une « seconde personnalité » du corps qu’elles investissent. Il restait persuadé qu’Antoinette Fielding avait bien existé et que, comme beaucoup d’autres fantômes, elle n’avait jamais su ni compris qu’elle était morte.
En 1920, Stuart se rendit à Paris pour trouver des documents concernant Antoinette Fielding. Il ne découvrit rien sur elle mais les rares éléments qu’il réussit à réunir sur Louisa Fielding corroboraient ce qu’Antoinette-Stuart avait écrit sur sa mère. Le temps ayant effacé toute trace de ces personnes, Stuart resta cependant insatisfait.
Fin 1920, il se résigna à ne jamais savoir qui avait été Antoinette et se mit à travailler sur le terrain pour le compte du Talamasca. Il accompagna Louis Daly pour intervenir dans des cas de possession, exerçant avec lui une forme d’exorcisme que Daly pratiquait très efficacement.
Daly fit grande impression sur Stuart. Il devint son mentor et Stuart se fit remarquer pour sa patience et son efficacité. Il n’avait pas son pareil pour réconforter les victimes. Après tout, il était aussi passé par là.
Stuart travailla sans relâche sur le sujet jusqu’en 1929. Son emploi du temps le lui permettant, il lut le dossier des sorcières Mayfair et présenta alors au Talamasca sa demande de contact avec Stella.
Il avait alors trente-cinq ans, mesurait un mètre quatre-vingts, avait les cheveux blond cendré et les yeux gris foncé. De faible corpulence, il avait le teint clair. Il aimait s’habiller avec élégance, admirait profondément les manières anglaises et aspirait à les imiter. C’était un bel homme, dont la spontanéité et l’innocence presque enfantines étaient vraiment plaisantes. Il ne rattrapa jamais les dix années de sa vie qu’il avait perdues.
Par moments, il se montrait impétueux, sortait de ses gonds et devenait rageur quand des obstacles, même mineurs, s’interposaient. Mais il se contrôlait très bien quand il était sur le terrain et, lorsqu’il piquait une colère dans la maison mère, on le ramenait sans peine à la raison.
Il était aussi capable de tomber profondément et passionnément amoureux. Ce fut le cas avec Helen Kreis, un membre du Talamasca qui mourut dans un accident de voiture en 1924. Stuart en fut très affecté pendant deux ans.
Nous ne saurons peut-être jamais ce qui s’est passé entre lui et Stella Mayfair mais on peut supposer qu’elle fut le seul autre amour de sa vie.
Si je peux exprimer ici mon sentiment personnel, j’estime que Stuart Townsend n’aurait jamais dû être envoyé à La Nouvelle-Orléans. D’une part parce que ses sentiments vis-à-vis de Stella étaient bien trop affectifs, d’autre part parce qu’il manquait d’expérience dans ce domaine spécifique.
Pendant son noviciat, il avait étudié diverses sortes de phénomènes parapsychiques et en avait beaucoup discuté avec les autres membres. De plus, il avait passé énormément de temps avec Arthur Langtry.
Mais, en fait, il ne connaissait pas grand-chose aux sorcières. Et, à l’instar de ceux de nos membres qui ne se sont occupés que de fantômes, de possessions ou de réincarnation, il ignorait tout simplement ce dont les sorcières étaient capables.
En résumé, Stuart partit pour La Nouvelle-Orléans sans préparation et sans mise en garde. Et malgré tout le respect que je dois à ceux qui dirigeaient le Talamasca en 1929, je ne pense pas qu’on l’aurait laissé faire aujourd’hui.
Enfin, à notre connaissance, Stuart ne possédait aucun pouvoir extraordinaire. Il n’était pas médium et n’avait aucune arme extra-sensorielle pour affronter son adversaire que, du reste, il ne percevait pas comme tel.
La disparition de Stuart fut déclarée à la police de La Nouvelle-Orléans le 25 juillet 1929, soit un mois plein après son arrivée. Le Talamasca avait essayé de le joindre par télégramme et par téléphone. Irwin Dandrich l’avait cherché sans résultat. L’hôtel Saint Charles, d’où Stuart avait dit avoir écrit son unique lettre au Talamasca, nia l’avoir jamais vu. Personne ne se souvenait de lui.
Le 28 juillet, les autorités annoncèrent à nos enquêteurs locaux qu’elles ne pouvaient rien faire de plus. Toutefois, sur l’instance de Dandrich et du Talamasca, elles acceptèrent d’envoyer un représentant chez les Mayfair pour demander à Stella si elle avait vu et parlé au jeune homme. C’était sans espoir mais Stella étonna tout le monde en se souvenant immédiatement de Stuart.
Oui, elle l’avait rencontré. Comment aurait-elle pu oublier ce grand Texan d’Angleterre ? Ils avaient déjeuné puis dîné ensemble et passé une nuit entière à discuter. Non, elle ignorait complètement ce qui avait pu lui arriver. En fait, elle fut même très inquiète à l’idée qu’un malheur ait pu lui arriver. Oui, il lui avait dit être descendu à l’hôtel Saint Charles. Pourquoi diable lui aurait-il menti à ce sujet ? Elle se mit à pleurer. Elle était dans un tel état que les policiers voulurent mettre fin à l’entretien. Mais elle les retint en leur posant des questions. Avaient-ils parlé aux gens du Court of Two Sisters ? Elle y avait emmené Stuart et il avait aimé cet endroit. Peut-être y était-il retourné ? Et il y avait un bar de Bourbon Street où ils avaient discuté tôt le lendemain matin.
Les policiers allèrent se renseigner dans ces établissements. Tout le monde connaissait Stella. Oui, il était possible qu’elle soit venue avec un homme. Elle vient toujours avec un homme. Mais personne ne se rappelait Stuart Townsend.
Les policiers allèrent enquêter dans d’autres hôtels mais les effets de Stuart Townsend ne furent jamais retrouvés.
Finalement, le Talamasca décida de mener sa propre investigation. Arthur Langtry quitta Londres pour découvrir ce qu’il était advenu de Stuart. L’idée de l’avoir laissé entreprendre cette mission seul torturait sa conscience.
LE RAPPORT D’ARTHUR LANGTRY
Arthur Langtry fut sans doute l’enquêteur le plus compétent que le Talamasca ait jamais compté. Il passa toute sa vie à étudier plusieurs grandes familles de sorcières et les documents qu’il a laissés sont les plus précieux que nous ayons sur le sujet.
Tous ceux d’entre nous qui ont été obsédés toute leur vie par les sorcières Mayfair sont profondément attristés que Langtry n’ait jamais pu leur consacrer suffisamment de son temps.
Néanmoins, Langtry se sentit responsable de la disparition de Stuart Townsend et rien n’aurait pu l’empêcher de partir pour la Louisiane en août 1929. Il avait des remords de ne pas s’être opposé à cette mission alors qu’il sentait, au fond de lui-même, qu’il ne fallait pas que Stuart y aille.
— J’étais si impatient que quelqu’un aille là-bas, confessa-t-il avant son départ de Londres. J’étais si impatient que quelque chose se produise. Alors, je me suis mis dans la tête que cet étrange jeune Texan ferait des merveilles.
Langtry avait alors près de soixante-quatorze ans. C’était un homme de haute taille, émacié, aux cheveux gris acier, au visage rectangulaire et aux yeux caves. Sa voix était extrêmement plaisante et ses manières méticuleuses. S’il était affecté par les infirmités mineures dues à son grand âge, dans l’ensemble il était en bonne santé.
Il avait tout vu pendant ses années au service du Talamasca. Médium puissant, il était dénué de toute peur face aux manifestations surnaturelles. Mais il n’agissait jamais avec précipitation ou à la légère. Il ne sous-estimait jamais aucun phénomène et, comme l’indiquent ses enquêtes, il était fort et très confiant.
Dès qu’il apprit la disparition de Stuart, il fut convaincu de sa mort. Relisant rapidement le dossier Mayfair, il comprit tout de suite l’erreur du Talamasca.
Arrivé à La Nouvelle-Orléans le 28 août 1929, il se fit connaître immédiatement à l’hôtel Saint Charles et envoya une lettre à Londres, comme l’avait fait Stuart. Il donna son nom, son adresse et le numéro de téléphone de Londres à plusieurs des gens rencontrés à l’hôtel de sorte que, si besoin était, personne ne puisse nier l’avoir vu. Il appela la maison mère de sa chambre, lui indiqua le numéro de la chambre et quelques détails concernant son arrivée.
Puis il rencontra l’un de nos plus compétents détectives au bar de l’hôtel, fit mettre les consommations sur sa note, et se fit confirmer tout ce que le Talamasca lui avait dit. Le détective lui apprit que Stella refusait désormais de coopérer pour l’enquête et prétendait ne rien savoir. Elle en avait assez et ne voulait plus parler aux enquêteurs.
Langtry l’appela de sa chambre. Il était plus de 4 heures de l’après-midi mais il eut l’impression de la réveiller. Avec réticence, elle voulut bien reparler de Stuart et semblait réellement bouleversée.
— J’ignore totalement ce qu’il est devenu, dit-elle avant de se mettre à pleurer. Je l’aimais bien. Vraiment. C’était un homme très étrange. Nous avons couché ensemble, vous savez ?
Langtry était désarmé par une telle franchise. Il était persuadé que ses larmes étaient vraies.
— C’est vrai, poursuivit-elle, imperturbable. Je l’ai emmené dans un de ces endroits atroces du quartier français. Je l’ai dit à la police. Je l’aimais beaucoup, vraiment beaucoup ! Je lui ai dit de ne pas s’approcher de la famille. Je l’avais prévenu ! Il avait des idées très arrêtées mais il ne savait rien. Je lui ai dit de partir. C’est peut-être ce qu’il a fait. Je crois qu’il a simplement suivi mon conseil.
Langtry l’implora de l’aider à découvrir la vérité. Il expliqua qu’il était l’un de ses collègues et qu’ils se connaissaient de longue date.
— Collègue ? Vous voulez dire que vous êtes membre de ce groupe ?
— Oui, le Talamasca…
— Alors, écoutez-moi ! Qui que vous soyez, vous pouvez venir ici. Mais demain soir. Je donne une réception avec toutes sortes de gens. Si quelqu’un vous demande qui vous êtes, ce qui est fort peu probable, dites que Stella vous a invité et demandez à me voir. Mais, pour l’amour de Dieu, ne parlez surtout pas de Townsend et ne prononcez pas le nom de votre…
— Le Talamasca…
— Oui, c’est ça. Alors écoutez-moi bien ! Il y aura des centaines de gens en tenue de soirée. Soyez discret. Vous venez vers moi et en faisant mine de m’embrasser vous me glissez votre nom à l’oreille. Comment vous appelez-vous, déjà ?
— Langtry. Arthur.
— Bon. Ce n’est pas difficile à se rappeler. N’oubliez pas d’être très prudent. Je ne peux pas rester plus longtemps au téléphone. Vous viendrez, n’est-ce pas ? Il faut que vous veniez !
— Je viendrai, dit Langtry, se demandant si c’était un piège. Mais pourquoi toutes ces précautions ? Je ne…
— Écoutez, dit-elle en baissant la voix. Tout cela est très joli, votre organisation, votre bibliothèque et toutes vos merveilleuses enquêtes. Mais ne vous laissez pas abuser. Notre monde n’est pas fait de séances de spiritisme où des parents morts nous disent à quelle page d’un livre regarder pour trouver l’acte de propriété perdu depuis des générations… Vous me comprenez ? Quant à toutes ces histoires de vaudou, c’est de la rigolade. Au fait, nous n’avons aucun ancêtre écossais. Nous sommes tous français. Mon oncle Julien a juste acheté un château écossais pendant un voyage en Europe. Alors, oubliez toutes ces fadaises, s’il vous plaît. En revanche, je peux vous dire certaines choses. Venez vers 8 heures, d’accord ? Mais, quoi qu’il arrive, n’arrivez pas le premier. Il faut que je vous laisse. Vous n’imaginez pas les problèmes que nous avons ici. Pour être franche, je n’ai jamais demandé à naître dans cette famille de cinglés ! Sans compter que j’attends trois cents personnes pour demain alors que je n’ai pas un seul ami.
Elle raccrocha.
Langtry, qui avait pris toute la conversation en sténo, s’occupa tout de suite de la transcrire en clair, au carbone, et se rendit directement à la poste – il ne faisait pas confiance à l’hôtel pour envoyer une copie à Londres. Puis il alla louer une tenue de soirée pour le lendemain.
« Je nage en pleine confusion, écrivait-il dans la lettre. J’étais convaincu qu’elle s’était débarrassée du pauvre Stuart et maintenant je ne sais plus que penser. Elle ne ment pas, j’en suis certain. Mais de quoi a-t-elle peur ? Je ne pourrai m’en faire une idée que quand je l’aurai vue. »
En fin d’après-midi, il appela Irwin Dandrich, l’espion de service dans la haute société, et l’invita à dîner dans un restaurant en vogue du quartier français.
Dandrich n’avait rien de nouveau sur la disparition de Stuart mais il apprécia beaucoup le dîner. Il ne cessa de bavarder sur Stella. Apparemment, les gens disaient qu’elle brûlait la chandelle par les deux bouts.
— Il est impossible de boire cinq cognacs par jour tous les jours de sa vie et de vivre longtemps, dit-il avec un geste désabusé, comme s’il suggérait que le sujet l’ennuyait alors que c’était tout le contraire. Et sa relation avec Pierce est un pur scandale. Il a à peine dix-huit ans. Tout cela est vraiment stupide de la part de Stella. Cortland était son principal allié contre Carlotta et elle a eu l’idée saugrenue de séduire son fils préféré ! Et Dieu sait comment Lionel réagira. C’est un monomaniaque et sa monomanie a un nom : Stella.
Il demanda à Dandrich s’il irait à la réception.
— Moi, je ne manquerais cela pour rien au monde, répondit celui-ci. Il va y avoir un sacré feu d’artifice : Stella a interdit à Carlotta d’emmener Antha hors de la maison. Carlotta ne décolère pas. Elle menace d’appeler la police si tous ces voyous se tiennent mal.
— A quoi ressemble-t-elle ? interrogea Langtry.
— C’est Mary Beth avec du vinaigre dans les veines à la place d’un bon vin millésimé. Elle est brillante mais n’a aucune imagination. Elle est riche mais n’a aucun désir. Elle est horriblement pragmatique, méticuleuse, travailleuse et… d’un ennui insupportable. Évidemment, c’est elle qui s’occupe de tout. De Millie, de Belle, de Nancy et d’Antha. Et il y a chez eux un couple de vieux domestiques qui ne savent même plus comment ils s’appellent ni ce qu’ils font mais elle s’occupe d’eux comme des autres. C’est bien la faute de Stella. Elle a toujours laissé Carlotta s’occuper des engagements, des licenciements, des chèques à signer et des coups de gueule à pousser ! Et Lionel et Cortland qui se retournent contre elle ! Non, pour rien au monde je ne manquerais cette soirée, à votre place ! Ce sera peut-être la dernière pour un bon moment.
Langtry passa la journée du lendemain à explorer les bars et le petit hôtel du quartier français (un bouge) où Stella avait emmené Stuart. L’impression ne le lâchait pas que Stuart était allé dans ces endroits et que le récit que Stella avait fait de leurs pérégrinations était la vérité.
A 8 heures, prêt pour la soirée, il se fit amener en taxi à la maison de First Street.
« Les rues étaient bondées de voitures. Les gens faisaient la queue depuis la grille pour entrer et toutes les fenêtres étaient éclairées. J’entendais les cris perçants d’un saxophone bien avant d’avoir atteint les marches du perron. Il n’y avait personne à la porte et je suis simplement entré, me frayant un chemin à travers la foule. Tout le monde fumait, riait et se saluait sans me prêter attention.
« Les invités se faisaient plus nombreux à chaque minute. Des gens dansaient. Il y avait un tel monde de tous côtés, bavardant, riant et buvant au milieu d’un épais nuage bleu de fumée de cigarettes, que je ne voyais pas un meuble. Ils devaient être luxueux, probablement. On aurait dit le salon d’un grand paquebot, avec des palmiers en pots partout, des lampes Arts déco torturées et des sièges délicats.
« L’orchestre était installé sous le porche latéral, juste derrière deux portes-fenêtres ouvertes. Le bruit était assourdissant. Je me demande comment les gens parvenaient à s’entendre dans tout ce brouhaha.
« J’allais m’en aller quand mes yeux sont tombés sur un couple de danseurs. J’ai su immédiatement que la jeune femme était Stella. Elle était fantastique. Elle portait une petite robe en soie dorée, ou plutôt, selon moi, un vestige de chemise bordée de franges couvrant à peine ses genoux. Un semis de minuscules paillettes dorées agrémentait ses collants très fins et un ruban de salin doré ceignait sa courte chevelure noire et ondulée. Elle portait de délicats bracelets d’or autour des poignets et sur sa gorge reposait l’émeraude Mayfair, très démodée mais éblouissante sur sa peau nue.
« C’était une femme enfant, mince, très féminine malgré sa poitrine plate, ses lèvres rouge braise et ses immenses yeux noirs étincelant littéralement comme des pierres précieuses tandis qu’elle contemplait la foule en adoration devant elle, sans jamais manquer un pas de danse. Ses petits pieds chaussés de fragiles souliers à talons hauts frappaient sans pitié le parquet cire et, rejetant la tête en arrière, elle riait avec délice en tournoyant, ondulant ses hanches fines, les bras étendus.
« « Allez, Stella ! » l’encouragea quelqu’un. Malgré le rythme endiablé, elle parvenait, on ne sait comment, à communier avec ses admirateurs tout en s’abandonnant voluptueusement à la danse.
« Quant à son partenaire, je ne le distinguai pas tout de suite mais c’était un très jeune homme qui lui ressemblait énormément. Il avait la même peau claire qu’elle, les mêmes yeux noirs et la même chevelure, noire elle aussi. Mais ce n’était qu’un adolescent. Son visage avait la pureté de la porcelaine et il était très grand et corpulent.
« Il explosait de la même vitalité que Stella. A la fin de la danse, elle leva les bras et se laissa tomber en arrière, en toute confiance, dans les bras du jeune homme. Il l’étreignit sans aucune pudeur, laissa ses mains courir sur le torse de Stella puis l’embrassa tendrement sur la bouche. Mais il n’y avait ni ostentation ni provocation dans son geste. Je crois qu’il ne voyait qu’elle.
« La foule se referma autour d’eux. Quelqu’un versa du Champagne dans la bouche de Stella, qui se lovait contre le corps du jeune garçon, et la musique reprit. D’autres couples, modernes et très gais, se mirent à danser.
« Ce n’était pas le moment de m’approcher d’elle, me dis-je. Il n’était que 8 h 10 et j’avais besoin de quelques instants pour examiner les lieux. De toute façon, je me sentais désarmé par l’apparition de la jeune fille. Un grand vide s’était emparé de moi. J’étais convaincu qu’elle n’avait fait aucun mal à Stuart. Entendant son rire résonner dans la pièce, je repris ma difficile progression vers les portes menant à l’entrée.
« La maison possède un hall d’entrée exceptionnellement long pourvu d’un escalier droit. Les étages étaient complètement sombres et l’escalier y menant, désert. Mais des dizaines de gens se pressaient vers une pièce brillamment éclairée au bout du hall.
« Je décidai de suivre le mouvement afin d’explorer quelque peu l’endroit mais lorsque je posai la main sur le pilastre j’aperçus quelqu’un en haut des marches. Soudain, je me rendis compte que c’était Stuart. Le choc fut si grand que je faillis l’appeler. Mais je sentis quelque chose de bizarre.
« Il semblait parfaitement réel et la façon dont la lumière l’éclairait d’en bas était très réaliste. Mais son expression me frappa et je compris que la scène ne pouvait être réelle. Car, s’il me regardait et, de toute évidence, me reconnaissait, son visage affichait une profonde tristesse et une grande détresse.
« Il lui fallut un certain temps pour s’apercevoir que je l’avais vu et il ne m’adressa qu’un hochement de tête las et grave. Je continuai à le fixer du regard, poussé dans tous les sens par la foule, dans ce vacarme assourdissant, et, une fois encore, il hocha la tête gravement. Puis il leva la main droite et me fit signe de m’en aller.
« Je n’osais pas bouger. Je restai parfaitement calme, comme toujours en pareille circonstance, résistant à l’envie de courir vers lui, me concentrant sur le bruit, la foule et même la musique. Je m’efforçai de mémoriser tout ce que je voyais. Ses vêtements étaient sales et débraillés. Le côté droit de son visage était abîmé ou, du moins, décoloré.
« Finalement, je commençai à gravir les marches. Le fantôme sembla alors se réveiller de sa torpeur. Une nouvelle fois, il hocha la tête et me fit signe de partir.
« — Stuart ! murmurai-je. Parle-moi si tu le peux !
« Je continuai mon ascension, les yeux rivés sur lui. L’expression de peur sur son visage se renforçait. Je vis qu’il était couvert de poussière et que son corps montrait des signes de décomposition. Je sentais même l’odeur ! Puis l’inévitable se produisit : l’image commença à s’effacer. « Stuart ! » appelai-je désespérément. Mais la silhouette s’assombrit et j’aperçus à travers elle une femme de chair et d’os, extraordinairement belle. Elle descendit l’escalier et passa près de moi dans un froufrou de soie pêche et de bijoux étincelants, laissant sur son passage un nuage de parfum.
« Stuart était parti. L’odeur du corps en décomposition aussi. La femme murmura des excuses en m’effleurant puis cria quelque chose à des gens dans l’entrée.
Je regardais toujours vers le haut, comme si je ne l’avais même pas vue. Elle se retourna et me prit le bras.
« — La fête, c’est en bas, me dit-elle.
« — Je cherche les toilettes, répondis-je précipitamment.
« — En bas aussi, mon lapin. A côté de la bibliothèque. Je vais vous montrer, c’est juste derrière l’escalier.
« Je la suivis gauchement jusqu’à la pièce la plus au nord de la maison. C’était une pièce immense à l’éclairage tamisé. Des rayons de livres montaient jusqu’au plafond, les meubles étaient en cuir et une seule lampe était allumée dans un coin. Le grand miroir suspendu au-dessus de la cheminée reflétait cette unique lampe.
« — C’est par là, me dit-elle en montrant du doigt une porte fermée avant de s’éclipser promptement.
« J’aperçus soudain un homme et une femme s’étreignant sur le canapé en cuir. Ils se levèrent en hâte et partirent. La pièce faisait contraste avec celle où l’on dansait : tout n’y était que poussière et silence. L’odeur de cuir et de papier moisi montait aux narines. Je me sentis soulagé d’être seul.
« Je m’écroulai dans un fauteuil à oreillettes face à la cheminée, le dos à la foule des invités passant dans l’entrée, observant leurs reflets dans la glace, bien à l’abri de cette faune remuante. Je priai le ciel pour qu’aucun autre couple d’amoureux ne vienne s’ébattre dans la pièce.
« Je sortis mon mouchoir pour m’essuyer le visage. Je transpirai misérablement tout en luttant pour me rappeler dans les moindres détails ce que j’avais vu.
« Nous avons tous notre propre théorie concernant les apparitions pourquoi elles apparaissent sous telle ou telle forme, pourquoi elles font ce qu’elles font. La mienne ne concorde peut-être pas avec celles des autres mais j’avais au moins une certitude. Stuart avait choisi de se montrer à moi sous cette forme débraillée parce que ses restes étaient dans cette maison ! Et, pourtant, il m’implorait de quitter les lieux ! Il m’adressait un avertissement !
« Cet avertissement valait-il pour l’ensemble du Talamasca ? Ou seulement pour Arthur Langtry ? Je broyais du noir tandis que mon pouls retrouvait son rythme normal. Comme toujours après une expérience de ce type, je sentis monter une bouffée d’adrénaline, impatient de découvrir tous les mensonges que masquent toujours les manifestations surnaturelles.
« Mais comment m’y prendre ? Il fallait absolument que je parle à Stella, mais comment me faire connaître d’elle ? Et l’avertissement de Stuart ? Contre quel danger avait-il voulu me mettre en garde ?
« Je songeais à tout cela, le vacarme se poursuivant derrière moi, lorsque je sentis confusément que quelque chose avait radicalement changé dans la pièce. Je levai lentement les yeux et vis le reflet de quelqu’un dans la glace au-dessus de la cheminée. Je regardai par-dessus mon épaule mais mes yeux ne rencontrèrent que le vide. Je tournai à nouveau mon regard vers la glace.
« Un homme m’observait. Tandis que je l’examinais, une autre bouffée d’adrénaline monta en moi, mes sens s’aiguisèrent et l’image se fit de plus en plus précise jusqu’à devenir celle d’un jeune homme pâle aux yeux sombres qui me regardait avec colère et malveillance.
« Depuis que je travaille pour le Talamasca, je n’avais encore jamais vu d’apparition si réussie. L’homme paraissait avoir une trentaine d’années, sa peau était sans défaut et légèrement colorée, il avait les joues roses et de légers cernes sous les yeux. Ses vêtements étaient très démodés. Quant à ses cheveux, ils étaient ondulés et mal peignés, comme si l’homme y avait simplement passé ses doigts. La bouche semblait souple, jeune et légèrement rougeoyante. Je voyais même les fines lignes creusant ses lèvres et l’ombre d’une barbe naissante.
« Mais le tout était horrible car ce n’était ni un être humain, ni un tableau, ni un reflet mais quelque chose d’infiniment plus vivant et cependant inerte.
« Les yeux marron étaient remplis de haine et, soudain, la bouche se fendit en un rictus de colère puis de rage sourde.
« Lentement, je portai mon mouchoir à mes lèvres.
« — As-tu tué mon ami, esprit ? murmurai-je. (Jamais je ne m’étais senti aussi remonté.) Eh bien, esprit ? murmurai-je encore.
« La silhouette faiblit. Elle perdit de sa solidité et de son animation. Le visage aux traits magnifiques et à l’émotion si expressive s’estompait lentement.
« — On ne se débarrasse pas si facilement de moi, esprit. Nous avons deux comptes à régler, n’est-ce pas ? Petyr Van Abel et Stuart Townsend. Sommes-nous d’accord ?
« L’illusion semblait incapable de me répondre. Puis, subitement, le miroir se mit à trembler et redevint un simple miroir lorsque la porte de la pièce claqua. J’entendis des bruits de pas. Le miroir était vide. Il ne reflétait plus que des boiseries et des livres.
« Je me retournai et vis une jeune femme s’avancer vers moi, les yeux fixés sur la glace, dans une attitude tenant à la fois de la colère, de la confusion et de la détresse. C’était Stella. Elle se campa devant le miroir, me tournant le dos, puis fit volte-face.
« — Eh bien, vous allez avoir quelque chose à raconter il vos amis de Londres, n’est-ce pas ? dit-elle. (Elle semblait au bord de l’hystérie.) Vous pourrez leur dire que vous avez vu ça !
« Elle tremblait de tout son corps. Les franges de sa robe frémissaient. Angoissée, elle saisit fermement la gigantesque émeraude sur sa gorge.
Je tentai de me lever mais elle me fit rasseoir et prit place sur le canapé à ma gauche, posant une main sur mon genou. Elle se pencha tout près de moi, si près que je voyais le mascara de ses longs cils et la poudre de ses joues. Elle ressemblait à une grande poupée, à une star de cinéma nue sous sa fine robe de soie.
« — Vous pouvez m’emmener avec vous ? dit-elle. En Angleterre. Voir ces gens du Talamasca. Stuart m’a dit que c’était possible.
« — Vous me dites ce qui est arrivé à Stuart et je vous emmène où vous voulez.
« — Mais je ne sais rien ! (Ses yeux s’emplirent de larmes.) Ecoutez ! Il faut que je parte d’ici. Je ne lui ai fait aucun mal. Je ne fais jamais de mal à personne. Vous ne me croyez pas ? Vous ne voyez pas que je dis la vérité ?
« — D’accord. Que voulez-vous de moi ?
« — Que vous m’aidiez. Emmenez-moi avec vous en Angleterre. J’ai mon passeport et plein d’argent. (Elle ouvrit le tiroir de la table basse à côté du canapé et en sortit une épaisse liasse de billets de vingt dollars.) Tenez, vous pourrez acheter les billets de train. Je vous retrouve, ce soir.
« Avant que je puisse répondre, elle leva les yeux, inquiète. La porte s’était ouverte et le jeune homme avec qui je l’avais vue danser entra.
« — Stella, je te cherchais…
« — Oh, mon chéri, j’arrive, dit-elle en se levant. Peux-tu aller me chercher un verre, s’il te plaît ? demanda-t-elle en réajustant sa cravate puis en le faisant tourner sur lui-même et le poussant vers la porte.
« Le jeune homme était visiblement soupçonneux mais bien élevé. Il faisait ce qu’on lui demandait. Dès qu’elle eut refermé la porte, elle revint vers moi. Elle avait les joues rouges, presque fiévreuses. J’eus l’impression qu’elle était une jeune femme innocente et sincère.
« — Allez à la gare ! me supplia-t-elle. Achetez les billets et je vous retrouverai au train.
« — Mais quel train ? A quelle heure ?
« — Je ne sais pas quel train ! Je ne sais pas à quelle heure ! dit-elle en se tordant les mains. Il faut que je parte d’ici. Bon, je viens avec vous.
« — Cela me paraît plus pratique. Vous pourrez m’attendre dans le taxi pendant que je prendrai mes bagages à l’hôtel.
« — Oui, c’est une bonne idée ! murmura-t-elle. Et nous prendrons le premier train en partance. Nous pourrons toujours changer de destination plus tard.
« — Et lui ?
« — Qui, lui ? Oh, Pierce ? Ce n’est pas un problème. C’est un amour, je sais comment le prendre.
« — Non, je ne parle pas de Pierce. Je parle de l’homme que j’ai vu dans le miroir, celui que vous avez obligé à disparaître.
« Elle eut un air complètement désespéré. On aurait dit un animal traqué mais je ne crois pas que c’était à cause de moi.
« — Écoutez ! Ce n’est pas moi qui l’ai fait disparaître. C’est vous ! (Elle fit un effort pour se calmer et posa sa main sur sa poitrine palpitante.) Il ne nous empêchera pas de partir. Faites-moi confiance !
« A cet instant, Pierce reparut. Quand il ouvrit la porte, un flot de bruits cacophoniques l’accompagna. Stella lui prit la coupe de Champagne avec gratitude et en but la moitié.
« — Je vous reverrai dans quelques minutes, me dit-elle avec gentillesse. Dans quelques minutes. Vous serez là, n’est-ce pas ? Et puis non, après tout, pourquoi n’iriez-vous pas prendre un peu l’air ? Allez sous le porche devant la maison, je vous rejoins.
« Pierce savait qu’elle préparait quelque chose. Son regard passa d’elle à moi et il eut une expression d’impuissance. Elle lui prit le bras et le dirigea vers la sortie. Je jetai un regard sur le tapis. Les billets de vingt dollars étaient éparpillés partout. Je les ramassai en hâte et les replaçai dans le tiroir avant de sortir dans le hall.
« Juste en face de la porte de la bibliothèque, j’aperçus le portrait de Julien. J’aurais aimé avoir le temps de l’examiner. Je commençai à me frayer un chemin à travers la foule des invités pour atteindre la porte d’entrée.
« Au bout de trois minutes, j’avais à peine fait quelques mètres que je revis l’homme du miroir. Cette fois, il était dans un coin de l’entrée et me regardait par-dessus l’épaule d’un invité.
« J’essayai de le capter une nouvelle fois mais n’y parvins pas. Les gens se pressaient contre moi, exactement comme s’ils avaient voulu me bloquer, ce qui ne pouvait être le cas. Alors que je n’étais plus qu’à quelques pas de la porte, je me rendis compte que quelqu’un devant moi tendait le doigt vers l’escalier. Me retournant, j’aperçus une enfant sur les marches, une jolie petite fille aux cheveux blonds. C’était Antha. Elle faisait plutôt petite pour ses huit ans. Pieds nus, elle portait une chemise de nuit en flanelle et pleurait en regardant par-dessus la rampe, en direction des portes du salon.
« Je me tournai aussi dans cette direction et j’entendis quelqu’un pousser un cri. La foule, apparemment horrifiée, s’écarta et un homme roux apparut dans l’embrasure de la porte, légèrement sur ma gauche, face à la pièce. Pétrifié d’horreur, je le vis lever un pistolet dans sa main droite et appuyer sur la gâchette. Le coup de feu ébranla la maison et la foule fut prise de panique. Tout le monde criait en essayant de sortir dans le jardin. Un pauvre diable était tombé au sol et les autres le piétinaient dans leur précipitation.
« Stella était étendue par terre au milieu de la salle de bal, la tête tournée sur le côté, les yeux dirigés vers le hall d’entrée. Je me ruai vers elle mais pas suffisamment vite pour empêcher l’homme roux de se placer au-dessus d’elle et de tirer un autre coup. Le corps de Stella se convulsa et du sang jaillit de sa tempe. J’attrapai le poignet de l’assassin et il tira un autre coup. Mais la balle s’enfonça dans le parquet. Les cris redoublèrent. J’entendis des bruits de verre brisé. Quelqu’un essaya d’attraper l’homme par-derrière et je réussis à lui arracher son arme, marchant malencontreusement sur les pieds de Stella.
« Je tombai à genoux avec l’arme puis la lançai par terre le plus loin possible. Le meurtrier se débattait contre une demi-douzaine d’hommes qui tentaient de le maîtriser. Les carreaux des fenêtres explosèrent en s’éparpillant sur nous. Du sang coulait sur le cou de Stella et sur l’émeraude qui reposait de travers sur sa poitrine.
« Un énorme coup de tonnerre couvrit les cris qui venaient de tous les côtés, un déluge de pluie entra en rafales dans la pièce et les lumières s’éteignirent.
« A la lueur des éclairs qui se succédaient, je vis que des hommes entraînaient le meurtrier hors de la pièce. Une femme à genoux près de Stella souleva son poignet sans vie et poussa un cri déchirant.
« Quant à la petite fille, elle était entrée dans la pièce et regardait sa mère d’un air effaré. Elle se mit à crier :
« — Maman, maman, maman !
« — Que quelqu’un la fasse sortir ! hurlai-je.
« Quelques personnes l’entourèrent et essayèrent de l’emmener. Je m’écartai de leur chemin, à quatre pattes, et ne me relevai qu’en arrivant à la porte-fenêtre du porche. Dans une autre lueur blanche, je vis quelqu’un prendre j’arme et la remettre à un autre, puis à un autre, qui tenait l’objet comme s’il était vivant. Les empreintes digitales n’avaient aucune importance car il y avait de nombreux témoins. Je n’avais plus aucune raison de rester plus longtemps. Me retournant, je sortis sous le porche puis sous la pluie torrentielle.
« Des dizaines de personnes étaient agglutinées là, les femmes criant, les hommes essayant, tant bien que mal, de les protéger avec leurs vestes. Tout le monde était trempé et tremblait, de froid et de peur. Les lumières revinrent une seconde mais s’éteignirent de nouveau. En haut, une fenêtre s’ouvrit brutalement dans une pluie de verre brisé et un nouveau vent de panique parcourut la foule.
« Je me hâtai vers le fond de la propriété, espérant ainsi m’éclipser par-derrière. Je courus dans le chemin dallé, grimpai les deux marches du patio entourant la piscine puis jetai un regard vers l’allée menant à la grille. Malgré la pluie dense, je vis qu’elle était ouverte et qu’au-delà brillaient les pavés luisants de la rue. Le tonnerre grondait au-dessus des toits et un éclair illumina le jardin désert, avec ses balustrades, ses camélias, ses serviettes de bain drapées sur les squelettes des chaises en fer. Le vent soufflait avec une force inimaginable.
« Soudain, j’entendis des sirènes et me précipitai vers l’allée. Un homme était là, immobile et raide, au milieu d’un massif de bananiers, à droite de la grille. Tout en avançant, je le regardai bien en face. C’était l’esprit qui m’apparaissait une fois de plus, pour une raison que j’ignorais. Mon cœur se mit à battre dangereusement et un étourdissement passager me prit. Mes tempes étaient serrées comme dans un étau, comme si mon sang ne circulait plus.
« Il avait gardé le même aspect. Les gouttes de pluie brillaient en tombant sur ses épaules, sur les revers de sa veste et sur ses cheveux. Mais c’était son visage qui était frappant. Il était transfiguré par l’angoisse et ses joues étaient trempées de larmes silencieuses tandis qu’il me regardait.
« — Dieu du ciel, parle-moi si tu le peux ! dis-je, comme je l’avais fait pour l’esprit de Stuart.
« J’étais si affolé par tout ce que j’avais vu que je me précipitai sur lui, essayant de l’attraper par les épaules pour l’obliger à répondre à ma question.
« Il se volatilisa et les bananiers se mirent à balancer violemment. Mais ce devait être le vent et la pluie. Mon cœur battait à tout rompre et j’eus un nouvel étourdissement. Il était temps de m’en aller.
« Je courus dans Chestnut Street, croisant des dizaines de gens hébétés, errant et pleurant, puis, lorsque je m’engageai dans Jackson Avenue, le vent et la pluie cessèrent. Je me retrouvai au milieu de la circulation. Tout était normal. Je hélai un taxi.
« Dès mon retour à l’hôtel, je fis mes bagages et les descendis moi-même à la réception, où je payai ma note. Le même taxi me déposa à la gare où j’attrapai le train de minuit pour New York. Je suis maintenant dans mon wagon-lit.
« Je posterai cette lettre dès que possible et, jusque-là, je la garderai sur moi en espérant qu’on la retrouve si quelque chose m’arrive.
« Si nous ne devions plus nous revoir, je vous supplie de prendre très au sérieux le conseil que je vais vous donner. N’envoyez personne d’autre dans cet endroit. Pas pour l’instant, en tout cas. Observez, comme le dit notre devise, et attendez. Rendez-vous à l’évidence et essayez de tirer quelque enseignement des récents évènements. Et, par-dessus tout, éludiez à fond le dossier Mayfair et mettez-y de l’ordre.
« La justice ne peut rien pour Stuart. Nous ne pouvons compter sur elle. Il est évident que l’enquête qui sera menée après l’horreur de cette nuit n’ira pas jusqu’à fouiller la propriété des Mayfair. Et à quel titre pourrions-nous demander une telle fouille ?
« Mais nous n’oublierons pas Stuart. Au crépuscule de ma vie, je sais qu’il y aura un jour un règlement de comptes, pour Stuart et pour Petyr. Avec qui et comment ? Je l’ignore. Je ne parle ni de compensation ni de vengeance. Je parle de compréhension de ce qui s’est passe. Je parle de vérité. »
Arthur posta sa lettre de Saint Louis, dans le Missouri. Une mauvaise copie au papier carbone fut envoyée deux jours plus tard de New York, accompagnée d’un bref post-scriptum dans lequel Arthur expliquait qu’il prenait le bateau du retour à la fin de la semaine.
Après deux jours en mer, il fit appeler le médecin de bord, se plaignant de douleurs à la poitrine et demandant un médicament contre l’indigestion. Une demi-heure plus tard, le médecin découvrit le corps d’Arthur, mort, apparemment, d’une crise cardiaque. Il était 6 h 30, le soir du 7 septembre 1929.